L’AOP villageoise : genèse d’un statut cartographique

Avant d’entrer dans le détail des villages concernés, il convient de saisir la portée de cette reconnaissance. Une AOP villageoise, dans le monde du vin français, n’est ni une évidence, ni une formalité. Derrière le terme, se cache à la fois une reconnaissance de terroir, un héritage historique et souvent, le fruit de longues batailles entre vignerons, syndicats et INAO (Institut National de l’Origine et de la Qualité).

L’AOP Côtes du Roussillon Villages, créée en 1977, s’est ainsi dotée d’une variante précieuse : celle qui permet d’adjoindre le nom d’un village à l’appellation. Cette orientation, héritée du célèbre système bourguignon ou de la hiérarchie des crus du Rhône, répond à une ambition claire : distinguer et valoriser les vins issus de secteurs au profil géologique, climatique et parfois humain particulièrement affirmé.

  • Un cahier des charges plus strict : Chaque sous-zone villageoise possède ses propres contraintes agricoles, cépages dominants, rendements, voire parfois des exigences supplémentaires quant à l’élevage ou à l’aptitude à la garde.
  • Une cartographie rigoureuse : La délimitation parcellaire fait l’objet d’une enquête minutieuse : sols, expositions, ancienne toponymie et pratiques paysannes.
  • Une reconnaissance identitaire : Apposer le nom du village sur l’étiquette, c’est affirmer une filiation, une singularité, comme à Saint-Émilion ou Châteauneuf-du-Pape.

Les villages du Roussillon à la lumière de la cartographie

En Roussillon, ce sont cinq villages qui bénéficient aujourd’hui d’une mention distincte sur la carte officielle des AOP : Caramany, Lesquerde, Latour-de-France, Tautavel et, plus récemment, Les Aspres. Chacun de ces noms est synonyme de paysages, de traditions et d'un substrat géologique unique, qui se traduit dans le verre.

Caramany : le granit comme socle

Perché sur un promontoire entre la vallée de l'Agly et la forêt des Fenouillèdes, Caramany illustre peut-être mieux que tout autre l’originalité du Roussillon intérieur. Sa particularité ? Un socle granitique rare dans la région, qui confère aux vins densité, fraîcheur et une typicité tannique inimitable. Sur environ 200 hectares, dominés par le Grenache noir, le Carignan et la Syrah, les rendements sont volontairement limités à 45 hl/ha. Caramany, c’est la quintessence des rouges du nord, ciselés, longilignes, bâtis pour la garde [INAO - AOC Caramany].

  • Surface : ~ 200 hectares
  • Altitude moyenne : 250 à 350 mètres
  • Sols : Granits, gneiss
  • Encépagement dominant : Grenache noir, Carignan, Syrah

Lesquerde : la puissance minérale

Au nord-ouest, le plateau calcaire de Lesquerde tranche avec le reste du vignoble par sa dominante de calcaires et d’argiles rouges, soulignant la minéralité de ses vins. Ici, l’exposition nord donne de la fraîcheur même aux étés brûlants du Fenouillèdes. Les rouges de Lesquerde sont droits, compacts, d’une grande expression florale et minérale. Les vignes s’étendent sur 150 hectares [INAO – AOC Lesquerde].

  • Surface : ~ 150 hectares
  • Altitude maximale : 350 mètres
  • Sols : Calcaires, argilo-calcaires, galets

Latour-de-France : la rigueur du schiste

Porte d’entrée du Fenouillèdes, Latour-de-France s’appuie principalement sur une mosaïque de schistes gris, parfois marmoréens, offrant aux cuvées des notes épicées, de la structure et un fond mentholé typique. Plus de 300 hectares produisent des vins aux allures de garrigue et d’oliviers, souvent nerveux dans leur jeunesse, capables d’une patine sublime avec quelques années de cave. C’est le plus vaste des villages “cartographiés” de l’appellation Côtes du Roussillon Villages [INAO – AOC Latour-de-France].

  • Surface : ~ 320 hectares
  • Sols : Schistes, argilo-calcaires
  • Encépagement : Carignan, Grenache noir, Mourvèdre

Tautavel : l’élégance des garrigues

Derrière le nom de Tautavel résonne la préhistoire (et un Homme mondialement connu) mais aussi une terre de vignes, magnifiée par une géologie complexe – marnes calcaires, cailloutis, terrasses de l’Agly. Les rouges, ici, marient puissance et finesse, alliant maturité fruitée et éclat minéral. Tautavel se distingue par ses arômes de fruits noirs, d’herbes sèches et de poivre blanc, sur près de 250 hectares [INAO – AOC Tautavel].

  • Surface : ~ 250 hectares
  • Nature des sols : Marnes, cailloutis calcaires
  • Particularité : Climat très contrasté, influence des Corbières

Les Aspres : la reconnaissance la plus récente

Longtemps attendue, la mention “Côtes du Roussillon Les Aspres” a été officialisée en 2003, après des années de mobilisation locale. Les Aspres désignent la zone de piémont s’étendant des contreforts du Canigou à la plaine du Roussillon, autour de Thuir, Trouillas, et Terrats. C’est un secteur de transition, où les influences méditerranéennes s’adoucissent à mesure que l’on prend de l’altitude. Les rouges y sont amples, soyeux, souvent portés par la Grenache et la Syrah. La zone couvre plus de 1 100 hectares [INAO – AOC Les Aspres].

  • Surface : ~ 1 200 hectares
  • Altitude : 100 à 400 mètres
  • Encépagement : Grenache, Syrah, Mourvèdre, Carignan

Pourquoi créer un “village” en AOP ? Poids du terroir, enjeux de marché

La reconnaissance cartographique d’un village en AOP ne se limite pas à un acte administratif ou marketing. Elle repose sur trois piliers essentiels :

  1. L’unicité des terroirs : Qu’il s’agisse du granit de Caramany ou du schiste de Latour-de-France, chaque village se singularise par une géologie et un microclimat qui marquent l’identité des vins produits.
  2. L’histoire locale : Souvent, la vigne précède la création des AOP. Les anciennes délimitations communales épousaient déjà des usages, des économies viticoles spécifiques. Cette reconnaissance ramène à la surface une histoire paysanne qui, sans cela, risquerait l’oubli.
  3. Une valorisation réelle : Pour le vigneron, inscrire “Tautavel” ou “Lesquerde” sur une étiquette est un acte de différenciation. Cette mention, surveillée et contrôlée, donne accès à un segment de marché plus exigeant.

Une enquête menée par l’INAO en 2016 a d’ailleurs montré que les vins AOP Village bénéficient d’une valorisation de 15 à 30 % supérieure sur le marché national, quand la notoriété du village est bien installée.

Au-delà de l’AOP Côtes du Roussillon Villages : d’autres exemples français

Le Roussillon suit ici un vieux modèle français. Citons :

  • Bourgogne : Plus de 40 “villages” affichés en AOP, de Vosne-Romanée à Puligny-Montrachet, chacun (ou presque) accompagné de ses climats spécifiques.
  • Côtes-du-Rhône Villages : 22 villages actuellement disposent de leur propre mention, comme Cairanne ou Rasteau, ayant parfois évolué jusqu’au statut “cru”.
  • Beaujolais Villages : 10 crus reçoivent une mention géographique (Morgon, Fleurie…).
L’approche du Roussillon, marquée par la diversité de ses sols, n’a donc rien à envier aux grands vignobles du reste de la France.

Le cas exemplaire : impacts concrets sur la vigne et le vin

Quelques données méritent d’être rappelées :

  • Le secteur de Caramany, par exemple, est passé de 60 à presque 70 domaines ou caves coopératives recourant à l’appellation “village” entre 2010 et 2024.
  • Latour-de-France, emblématique par ses sols pauvres, a suscité l’émergence de plusieurs projets en agriculture biologique, certains domaines franchissant le seuil des 100 % de production en bio dès 2018 (source : Syndicat des Vins du Roussillon).
  • Le terroir de Lesquerde est si spécifique que certains vignerons extérieurs y achètent des raisins pour des cuvées “parcellaires” : la signature du lieu est devenue un argument-monde.
Au niveau climatique, la concentration en altitude des terroirs villageois limite l’impact des extrêmes de chaleur et prolonge les phases de maturité. Ce détail n’est pas anodin, car il s’accompagne d’adaptations agricoles notables : ajustements dans l’enherbement, expérimentations sur les porte-greffes, sélection massale de cépages plus résistants aux sécheresses, etc.

La vigueur des terroirs “cartographiés” se perçoit surtout dans la dégustation : tension, longueur, juste maturité, complexité du fruit et de l’épice… Les amateurs le savent bien, beaucoup de grandes signatures actuelles du Roussillon émergent de ces villages, où la main de l’homme dialogue à égalité avec la pierre.

Entre héritage et reconnaissance future

Côtes du Roussillon Villages compte aujourd’hui cinq mentions géographiques officielles, mais la dynamique n’est pas close. D’autres secteurs du Roussillon évoquent leur potentiel de reconnaissance, mûrissent dossiers et argumentaires, parfois soutenus par des études de terroir ou initiatives communautaires (exemple : Montesquieu-des-Albères en réflexion depuis 2022).

La cartographie officielle n’est qu’un instantané sur le long temps de la vigne. Les limites tracées aujourd’hui rappellent la force du collectif, la capacité des vignerons à défendre leur terre, à raconter un lieu, une saison, un accent. Elles réclament de plus en plus de rigueur, mais ne se ferment jamais à la singularité. Au fil des générations, la carte du Roussillon-villageois continuera, sans doute, de révéler d’autres pépites encore invisibles aujourd’hui.

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