Un berceau méditerranéen : la vigne avant tout autre

Tout commence bien avant les rois et les frontières. Dès le VIIᵉ siècle avant notre ère, les premiers plants de vigne apparaissent dans le Roussillon sous l’influence des Grecs, grands navigateurs et commerçants, qui propagent la viticulture sur leurs nouvelles colonies méditerranéennes. La ville de Portus Veneris (Port-Vendres aujourd’hui) devient un point central pour l’importation et l’exportation de vin.

Les Romains, successeurs des Grecs, rationalisent les premières cultures et développent l’amphore comme contenant principal. Les vestiges archéologiques découverts dans la région témoignent de cette activité précoce. Les Romains organisent également le territoire en villae, vastes fermes où l’agriculture, et notamment la viticulture, prospère. À cette époque, le climat chaud et ensoleillé de la plaine roussillonnaise permet déjà la production de vins riches et capiteux, très appréciés dans l’Empire.

Le Moyen Âge : la vigne, bastion des abbayes et des royaumes

Avec la chute de l’Empire romain, le Roussillon entre dans une période troublée où la production viticole perd de son lustre. Mais tout change au XIᵉ siècle, avec l’essor des abbayes. Les moines cisterciens de Saint-Michel de Cuxa et les bénédictins de l’abbaye d’Arles-sur-Tech prennent en main les vignes du Roussillon, organisant leur culture selon des principes rigoureux.

Plusieurs cépages traditionnels tels que le grenache trouvent leurs bases dans ces siècles-là. Le savoir-faire viticole devient alors une affaire sacrée : chaque récolte est destinée à la célébration de la messe, à l’hospitalité ou encore au commerce, bien nécessaire pour subvenir aux besoins des monastères. Ensuite, avec les mariages princiers et la naissance des royaumes pyrénéens, le Roussillon devient une pièce maîtresse dans les rivalités entre la France et la Catalogne.

L’influence catalane : une identité qui résiste

Au XIIIᵉ siècle, le Roussillon est englobé dans la Couronne d’Aragon. Son identité catalane imprègne alors profondément la culture viticole de la région. Les cépages et techniques introduits durant cette période continuent encore aujourd’hui à modeler les vins roussillonnais. C’est également à cette époque que s’établit un commerce fluide avec la Méditerranée : les vins du Roussillon voguent jusqu’en Italie et en Grèce grâce aux ports de Collioure et de Port-Vendres.

Mais cette prospérité est la convoitise des rois de France. En 1659, le traité des Pyrénées marque l’annexion définitive par la France, et avec elle, un choc culturel et économique. Le Roussillon devient le "petit cousin" des grandes régions viticoles du nord. Cependant, cela n’altère pas la ténacité des vignerons roussillonnais, qui continuent de produire des vins marqués par cette double influence française et catalane.

Du XVIIIᵉ au XIXᵉ siècle : entre commerce et crise

C’est au XVIIIᵉ siècle que le vin doux naturel, emblème du Roussillon, voit le jour avec l’invention du mutage par Arnaud de Villeneuve. Cette technique révolutionnaire consiste à arrêter la fermentation par l’ajout d’alcool, permettant de conserver le sucre naturel du raisin. Ce procédé permet au Roussillon de s’imposer sur les marchés européens.

Le XIXᵉ siècle, quant à lui, est marqué par deux grandes crises : celle de l’oïdium (1850-1860) et du phylloxéra (à partir de 1863). Ce dernier, un insecte ravageur arrivé depuis l’Amérique, détruit presque 90 % du vignoble européen. Mais cette catastrophe offre une opportunité : replanter des cépages adaptés aux sols arides et secs du Roussillon, tels que le carignan, le grenache ou le mourvèdre. Ces cépages, enracinés sur des porte-greffes américains résistants, façonnent les vins d’aujourd’hui.

XXᵉ siècle : des luttes sociales aux transformations qualitatives

Au XXᵉ siècle, la viticulture roussillonnaise connaît des bouleversements sociaux. Après la crise du vin du Languedoc-Roussillon en 1907, qui vit des révoltes paysannes contre la fraude et les prix injustes, la région prend conscience de l’urgence de revaloriser ses produits. Les coopératives viticoles se multiplient dans les années 1930, permettant aux petits viticulteurs d’unir leurs forces pour produire et vendre. La création des premières Appellations d’Origine Contrôlée (AOC) dans les années 1930, comme Banyuls, établit un cadre qui structure la production viticole.

Par ailleurs, dans les années 1970 et 1980, l’arrivée de certains précurseurs indépendants amorce un mouvement inverse. Ces domaines revendiquent moins de rendement et davantage de qualité, redéfinissant les vins secs du Roussillon, trop longtemps réduits aux seuls vins doux naturels. L’accent est mis sur l’expression des terroirs, avec une attention particulière portée aux sols de schiste, de gneiss et de granite.

Le XXIᵉ siècle : identité affirmée et défis climatiques

Aujourd’hui, le Roussillon est une mosaïque viticole qui revendique sa singularité. Sur les 21 100 hectares de vignes en production, on retrouve 14 AOP, des cépages souvent en vieilles vignes et une incroyable diversité de styles. Des rouges puissants et épicés aux blancs minéraux et cristallins, sans oublier les célèbres vins doux, le Roussillon est enfin reconnu pour sa richesse.

Cependant, des défis apparaissent. Le réchauffement climatique pousse les vignerons à innover pour préserver l’équilibre de leurs vins. Les pratiques biologiques et biodynamiques se multiplient (près d’un tiers du vignoble est certifié bio), et de nouvelles approches, comme la culture de cépages résistants ou l’adaptation des styles de vinification, émergent.

Une histoire toujours vivante

Le Roussillon est l’exemple vivant de la manière dont l’histoire géopolitique peut façonner non seulement une région, mais aussi son vin. Les siècles de guerres, de résistance et d’échanges ont donné naissance à une viticulture unique en son genre. Aujourd’hui, en dégustant un grenache ou un vin doux naturel, c’est tout cet héritage que l’on perçoit. Un héritage qui, tout en évoluant avec son temps, reste résolument ancré dans cette terre entre mer et montagne.

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