Chiffrer et cartographier les sols : l’invisible qui façonne les vins du Roussillon

Dans le vaste paysage viticole français, le Roussillon se distingue par une diversité de sols qui surprend jusqu’aux géologues les plus rodés. Entre les lambeaux de schistes noirs des Fenouillèdes, les poches de calcaires massifs près d’Espira ou les alluvions rouges du Ribéral, l’œil apprenti peine parfois à imaginer comment traduire tant de nuances sur une carte. Et pourtant, représenter la diversité des sols du Roussillon est un acte fondateur pour comprendre la richesse de ses vins – un geste de transmission autant que de science.

Cette nécessité de représentation ne date pas d’hier. Depuis le XIX siècle, chercheurs et vignerons dressent des inventaires, croisent les traces du passé géologique à la dégustation présente. Mais comment faire émerger la complexité, sans perdre celui qui regarde la carte ? Où poser les frontières dans un territoire où, parfois, un simple muret de pierres sèches sépare deux mondes minéraux radicalement différents ?

Comprendre les grandes familles de sols du Roussillon

Avant de penser la carte, un détour s’impose par la géologie. Le Roussillon offre un véritable palimpseste de sols résultant d’une histoire complexe où se mêlent tectonique, érosion et dépôts alluviaux. On distingue principalement :

  • Les schistes : omniprésents en Vallée de l’Agly et sur la Côte Vermeille (Collioure, Banyuls).
  • Les calcaires et marnes calcaires : dominants dans le secteur des Corbières et autour de Tautavel.
  • Les granites : surtout présents autour de Lesquerde et du massif du Canigou, héritage des périodes hercyniennes.
  • Les argiles rouges et galets roulés : propres aux terrasses anciennes du Ribéral et de la plaine de la Salanque.
  • Les alluvions récentes : charriées par l’Agly, la Têt, le Tech, couvrant une grande partie de la partie centrale du département – sol souvent plus profond, plus fertile.

Cette diversité n’est pas qu’un étiquetage pour géologues : elle structure la typicité des vins, en modulant la vigueur de la vigne, la maturité des baies et même le profil aromatique final (source : Hal Archives - Étude des sols viticoles du Roussillon).

Un défi cartographique : conjuguer lisibilité et complexité

Représenter cette complexité sur une carte demande des choix techniques et graphiques. Trop précis, le message se noie ; trop simplifié, la justesse s’évapore. Les principaux obstacles rencontrés sont :

  • L’échelle : Plus on zoome, plus la diversité éclate. Autour de Maury, par exemple, une carte au 1:20 000 montre déjà cinq types de sols sur moins de 10 km.
  • La superposition des couches : Certaines zones superposent une strate de galets roulés sur une matrice argilo-siliceuse, elle-même reposant sur une nappe de schistes dégradés… De quoi compliquer la lecture !
  • Le choix des couleurs et des légendes : Trop de codes et le profane se perd. Pas assez, et les terroirs disparaissent derrière la généralisation.

Les cartographes emploient aujourd’hui des outils de pointe : images satellites, études pédologiques de l’INRAE (INRAE), prélèvements et analyses géochimiques. Parmi les références, la carte des sols du Roussillon éditée par Pierre Martin et Léo Longworth (1954) reste, malgré son âge, une base de travail incontournable, croisée désormais avec les SIG (systèmes d’information géographique).

L’impact concret pour les vignerons et les dégustateurs

Pourquoi ce soin extrême à la cartographie ? Parce qu’un vin “raconté” via ses sols acquiert une profondeur nouvelle. Connaître la nappe de schistes de Latour-de-France ou les argiles lourdes du sud de Maury change la perception d’un Grenache ou d’un Carignan.

  • Dégustateurs : Ils s’appuient souvent sur ces cartes pour détecter des marqueurs d’origine dans le verre : une finesse saline attribuée aux granites de Lesquerde, une ampleur solaire des alluvions de la Plaine…
  • Vignerons : Choix du cépage, enracinement, gestion de l’eau, adaptation au réchauffement climatique – autant de décisions guidées par la lecture du sol. D’après une enquête menée par l’IFV Sud-Ouest en 2022, près de 76% des domaines AOP du Roussillon déclarent avoir modifié leur mode de conduite en fonction de la typologie de leurs sols.

Parmi les anecdotes marquantes, la fameuse “limite invisible” du vignoble de Banyuls : à trente mètres près, les vignes basculent du schiste nu à l’arène granitique, donnant des vins radicalement différents. Un défi constant pour la cartographie – mais une mine d’or pour la précision des cuvées.

De la carte classique au numérique : outils contemporains et innovations

La cartographie des sols s’est largement modernisée depuis l’époque des papiers colorés à la main. Aujourd’hui, plusieurs méthodes coexistent, parfois complémentaires :

  1. La cartographie pédologique de terrain :
    • Prélèvements manuels et profils pédologiques
    • Mise en couleur manuelle, puis digitalisation
    • Précieuse pour les petites zones AOP, moins adaptée aux grands ensembles
  2. Les systèmes d’information géographique (SIG) :
    • Recoupement de couches multiples (géologie, hydromorphie, pente…)
    • Production de cartes interactives (par exemple : l’application Données Sols Occitanie, SIGENA)
  3. L’imagerie satellite et la télédétection :
    • Suivis à grande échelle des variations de texture, d’humidité, d’érosion
    • Aide à détecter des microzones et à anticiper les évolutions liées au climat
  4. La photogrammétrie et le drone :
    • Survols à basse altitude pour cartographier les micro-reliefs et les différences d’exposition
    • Particulièrement utile pour suivre l’érosion (Côte Vermeille, Aspres)

Parmi ces outils, le SIG du BRGM, par exemple, permet d’accéder à une cartographie fine et actualisée, utilisée aussi bien par les interprofessions viticoles que par les chercheurs (BRGM).

Le choix des symboles et des légendes : trouver le juste langage graphique

Pour qu’une carte soit utile et parlante, la conception de la légende est primordiale. Classiquement, les cartographes du Roussillon distinguent :

  • Les fonds bruns-rouges pour les argiles et terrasses anciennes
  • Les couleurs grises à noirâtres pour les schistes
  • Les aplats ocres et beige pour les calcaires
  • Des trames bleutées pour les alluvions, signifiant fraîcheur potentielle ou présence d’eau souterraine
  • Une iconographie spécifique pour les galets roulés (petites pastilles, motifs granulaires)

Certaines cartes modernes, à l’instar de celle réalisée par le Syndicat des Vins du Roussillon en 2020, ajoutent des couches interactives : choix des millésimes, superposition de la carte climatique, visualisation des pentes, filtres selon les cépages majoritaires… Un outil dynamique, pensé pour donner une lecture plus “vivante” des terroirs, et non figée.

Entre science et imaginaire : la carte comme récit pluriel

Finalement, représenter la diversité des sols du Roussillon sur une carte, c’est bien plus qu’un exercice technique. C’est tisser un dialogue entre la science du sol et la culture du vin – une tentative de faire parler le caillou, de mettre des couleurs sur l’intangible.

Ce travail trouve toujours un écho direct dans le verre : le même Grenache, issu de schistes noirs sur la Côte Vermeille, livre des notes de fruits noirs et d’épices douces, escortées d’une minéralité fumée. À quelques kilomètres, un Grenache sur galets roulés dans le Ribéral dévoilera un fruité plus solaire, des tanins veloutés, une emprunte de chaleur méridionale. Autant d’expressions, autant d’âmes, qui s’offrent d’abord à la contemplation du promeneur de carte…

La carte n’épuise jamais la réalité des sols, mais elle construit une passerelle précieuse entre celles et ceux qui les travaillent et celles et ceux qui les boivent. Dans le Roussillon, elle reste un marqueur d’identité, un outil de transmission à renouveler à chaque vendange – pour que la richesse invisible de la terre ne cesse jamais de nourrir la lumière des vins.

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