Ce que les cartes nous murmurent : le Roussillon, un patchwork de terroirs

Le Roussillon. Trois syllabes à la musique aride et lumineuse. Si l’on gratte la carte, le paysage s’offre, nu et contradictoire : des crêtes de schistes qui s’effritent sous la main, des terrasses caillouteuses réchauffées par la tramontane, des argiles rouges fouettées par le soleil, quelques poches sableuses sur les contreforts. Entre la mer et la montagne, le vignoble s’étage, se fragmente, et compose un véritable puzzle géologique. Parler du Roussillon sans parler de cartographie, c’est manquer la profondeur de ses vins : chaque parcelle a sa voix, chaque lieu sa mémoire.

Le grand découpage : comprendre l’AOP Côtes du Roussillon à travers ses sous-zones

Créée en 1977, l’AOC (aujourd’hui AOP) Côtes du Roussillon couvre près de 4 600 hectares (source : INAO, 2024), s’étendant en balcon des Pyrénées jusqu’aux abords de la plaine du Roussillon. Au fil des décennies, la nécessité de caractériser la mosaïque de terroirs s’est affirmée. La cartographie contemporaine distingue ainsi trois grandes sous-zones, qui affinent l’expression “Côtes du Roussillon” :

  • Les Aspres : Premiers contreforts pyrénéens, entre Thuir et Céret. C’est là que les argilo-calcaires rencontrent les galets roulés, sous un climat un peu plus tempéré.
  • La vallée de l’Agly : Volet nord du Roussillon, dominé par les schistes noirs, rouges ou gris et des calcaires karstiques. Climat plus continental, influences ventées.
  • Les coteaux sud (sud de Perpignan vers Collioure) : Ici dominent marno-schistes et sols sableux, dans une atmosphère plus maritime.

Mais la carte ne s’arrête pas là. L’AOP a généré une sur-couche : Côtes du Roussillon Villages, puis ses mentions communales (Caramany, Latour-de-France, Lesquerde, Tautavel) – autant de terroirs officiellement gravés sur la cartographie de l’appellation, avec des cahiers des charges encore plus précis (cépages dominants, rendements, élevages). Derrière la bureaucratie, la volonté profonde d’ancrer le vin dans un paysage ; de donner, par le dessin, plus de vérité à la diversité des goûts.

La géologie comme partition : couleurs, textures, reliefs

Ce que la cartographie révèle, c’est d’abord la stratification géologique du Roussillon. Ici, parler de terroir, c’est parler de strates, de plissements, de pertes, de surprises minérales.

  • Le schiste, omniprésent sur la vallée de l’Agly, apporte finesse et verticalité aux rouges, une minéralité presque saline que l’on retrouve dans certains Caramany ou Lesquerde.
  • Les gneiss et granites tapissent quelques hauteurs, conjuguant chaleur et drainage excessif — les vins y gagnent en structure et en tension.
  • Les argiles rouges du secteur des Aspres, plus vastes, donnent des rouges puissants, charnus, adoucis par la rondeur apportée par les galets et l’alimentation hydrique un brin plus régulière.
  • Plus au sud, ce sont les sables et marno-schistes proches de la frontière catalane : ils donnent des vins aériens, à la robe souvent plus diaphane mais à l’expression fraîche, parfois florale, dominée par la syrah ou la grenache gris.

Ce relief n’a rien d’anodin : il découpe les expositions, fragmente les microclimats, façonne la maturation des raisins. La cartographie permet d’aller bien au-delà du simple “vin du sud” : elle rend lisible l’extraordinaire palette des rouges, blancs et rosés du Roussillon.

Microclimats et influences : le vent, le soleil et la main du temps

La topographie singulière du Roussillon crée de microclimats quasi intraduisibles à l’œil nu. Les cartes pédoclimatiques — ces outils de travail encore trop peu connus du grand public — sont aujourd’hui utilisées par les vignerons comme autant de boussoles.

  • Influence de la Tramontane et des brises marines : le nord sèche, le sud rafraîchit ; la maturation s’étale, les récoltes varient parfois de deux semaines d’un coteau à l’autre.
  • Amplitude thermique particulière dans la vallée de l’Agly : la température peut chuter de 15°C en une nuit d’été, forgeant des tanins plus fins, une acidité préservée (Source : IFV Occitanie).
  • Hauteur des reliefs : les vignes les plus hautes (jusqu’à 550 mètres à Lesquerde) donnent des vins étonnamment légers pour une région méridionale.

La cartographie climatique croisée à la géologie révèle ainsi pourquoi, d’un même cépage, jaillissent mille expressions. La syrah des Aspres et celle des schistes d’Agly n’ont jamais le même accent.

Quand le sol fait le style : cartographier pour mieux vinifier

La cartographie des terroirs n’est pas affaire de dessin académique : c’est un outil vivant pour les vignerons. Elle leur permet :

  • De sélectionner les cépages les plus adaptés au sol et au microclimat (par exemple, installation du carignan sur schistes, du grenache noir sur galets roulés).
  • D’organiser la vendange parcelle par parcelle selon les maturités, optimisant la fraîcheur, la structure et le potentiel aromatique de chaque cuve.
  • De tester de nouveaux modes de conduite face au changement climatique (expérimentation de couverts végétaux sur argiles, adaptation de l’irrigation sur sables, gestion de l’enherbement sur les schistes).

La tendance actuelle, de Caramany à Latour-de-France, est au parcellarisme : au sein d’un même domaine, chaque cuvée puise sa singularité dans la personnalité du terroir. Cette fragmentation, permise par la cartographie moderne de l’INAO et des organismes de recherche (voir carte interactive de l’IFV ou du Conseil Interprofessionnel des Vins du Roussillon), permet de valoriser en bouteille la complexité du relief originel.

Illustrer la diversité : styles de vins et signatures aromatiques selon les terroirs cartographiés

À quoi ressemble cette diversité ? Comment la géographie, recopiée sur papier ou GPS, se traduit-elle dans le verre ? Quelques exemples emblématiques :

  • Caramany : Le vin y puise la fraîcheur d’altitude (200-300 m), la structure tannique des galets, la douceur épicée du grenache et la tension du carignan. On y trouve des notes de fruits noirs, une bouche séveuse – signature des sols profonds d’origine granitique, rares dans la région (source : Atlas du Roussillon, CIVR).
  • Latour-de-France : Vignobles sur schistes, marnes et calcaires, typiques de l’autre rive de l’Agly, donnant des rouges corsés, à la minéralité marquée, presque ferrugineuse ; finale persistante, parfois réglissée.
  • Lesquerde : Vignes de haute altitude sur socle granitique, secteur le plus frais de l’appellation : couleurs moins intenses, nez poivré-floral, acidité linéaire, vins de garde.
  • Côtes du Roussillon Sud, Basalte et sable près d’Argelès ou Montesquieu – des blancs à dominante macabeu, grenache blanc ou gris : bouche ample, notes d’amande, tension saline, longueur aérienne.

Les dégustateurs professionnels retrouvent aisément cette typicité en aveugle, à condition de connaître la cartographie. Les meilleurs sommeliers du Roussillon, à l’image des concours du CIVR, le reconnaissent chaque année : "La carte précède le palais.”

La cartographie, enjeu du XXIe siècle : adaptation et nouveaux défis

Le réchauffement climatique modifie aujourd’hui les cartes du goût. Selon les données de Météo France, la température annuelle moyenne du Roussillon est passée de 14,2°C en 1977 à 16,3°C en 2023, avec une hausse marquée des nuits tropicales. La cartographie des terroirs devient outil d’anticipation, presque de survie :

  • Elle guide la plantation en altitude, stratégique pour préserver la fraîcheur : plus de 25 % des nouvelles vines sont plantées au-dessus de 250 mètres (source : CIVR 2024).
  • Elle permet le choix des porte-greffes résistants à la sécheresse sur les zones sableuses.
  • Elle favorise une sélection parcellaire des raisins selon leur capacité à résister au stress hydrique.

En filigrane, la cartographie s’apparente à une forme de résilience pour l’AOP : elle accompagne la mutation du vignoble, protège la diversité, permet de documenter la singularité, essentielle pour l’avenir économique et culturel du Roussillon.

Cartographier pour transmettre : nouveaux outils, nouveaux récits

La cartographie du terroir s’est profondément renouvelée. Aujourd’hui, des outils numériques, Géoportail, SIG (Systèmes d’Informations Géographiques), applications dédiées (ex : terroirsviticoles.fr), permettent aux professionnels comme aux amateurs curieux de naviguer entre sols, parcelles, expositions. Sur le terrain, cette connaissance redonne du sens au partage :

  • Les cartes servent de support lors des dégustations, permettant aux visiteurs de situer chaque cuvée sur le territoire.
  • Les écoles de sommellerie utilisent aujourd’hui la cartographie pour enseigner l’analyse sensorielle et la construction d’accords mets et vins spécifiques au Roussillon.
  • Des projets de cartographie participative, comme celui du CIVR ou de l’INRAE, élargissent la connaissance collective du vignoble, y compris pour la sauvegarde de cépages anciens.

Le vin, ici, cesse d’être générique : il redevient géographique.

L’AOP, un archipel de terroirs à lire et à ressentir

La cartographie des terroirs n’est ni un simple outil technique, ni un exercice de style. Elle est la clef pour comprendre, aimer et transmettre la complexité de cette AOP du bout du Sud. Elle rend visible l’invisible – tissant une correspondance vibrante entre les couches du sous-sol, la course du soleil, le geste des vignerons et la résonance d’un cru dans le palais.

Dans un monde où l’uniformisation menace, tracer et raconter les limites, les veines, les aspérités du Roussillon, c’est préserver l’esprit de ses vins – et inviter chacun, du néophyte au plus exigeant, à s’orienter, explorer, goûter tout ce qui fait, millésime après millésime, la grandeur de ce paysage viticole en perpétuelle réinvention.

Sources : INAO, CIVR, IFV Occitanie, Météo France, Atlas des terroirs viticoles du Roussillon, INRAE, terroirsviticoles.fr, Géoportail.

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